August 12, 2024
Philosophie & idées

Jour du dépassement : la planète (aussi) est en burn-out

S’il a été largement éclipsé par la fête olympique, le sujet constitue pourtant l’un des traditionnels “marronniers” de l’été  : chaque année, l’ONG Global Footprint Network fournit une estimation de la date à laquelle l’humanité a épuisé les ressources que la Terre est capable de régénérer en un an. Et chaque année, le constat est le même : l’humanité épuise les ressources planétaires annuelles à un rythme bien trop rapide. Cette année, cette date dit « jour du dépassement » est arrivé le 1er août, soit un jour plus tôt qu’en 2023. Depuis le 1er août, l’humanité vit donc à crédit.

Depuis 1971 et le début de cette mesure, chaque année le quota annuel de ressources consommables a été dépassé, et ce dépassement intervient de plus en plus tôt. Autrement dit, chaque année nous consommons des ressources à un rythme plus élevé que ce que la Terre peut reconstituer, et nous dégradons donc davantage chaque année le capital naturel.

Evolution de la date du jour du dépassement année après année © Global Footprint Network

La planète est donc en burn-out, avec les conséquences que l’on sait : épuisement de ressources non-renouvelables, affaiblissement des écosystèmes et de leurs capacités à nous rendre nombre de services essentiels (au chapitre des nouveautés joyeuses de cette année, on note par exemple qu’en 2023 les forêts et les sols ont perdu 75% de leur capacité à stocker du carbone). La vie à crédit sur le dos de la planète pourrait donc bien coûter très, très cher à l’humanité entière.

Mais l’émergence du jour du dépassement est aussi l’occasion de faire le parallèle entre l’épuisement des ressources planétaire et l’épuisement ressenti par un nombre croissant d’individus dans les sociétés industrialisées.

 

En cause : la “grande accélération” de la production et de la consommation

Commençons par battre en brèche un argument trop souvent entendu : non, la surexploitation des ressources n’est pas principalement due à la croissance de la population mondiale. Elle est avant tout affaire de modes de vie, d’accélération incontrôlée de la production et de la consommation, à un rythme qui dépasse largement celui de la croissance de la population.

Ainsi, en 2023, l’humanité a utilisé l’équivalent des ressources annuelles de 1,7 Terre pour subvenir à ses besoins. Mais si le monde entier vivait comme les Américains, c’est de l’équivalent de 5 Terres dont nous aurions besoin pour satisfaire cette demande. Selon le rapport "Global Resources Outlook 2019" du Programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE), l'extraction mondiale de ressources naturelles a triplé depuis 1970, quand sur la même période, la population mondiale ne faisait que doubler. Au final sur cette période, la consommation matérielle moyenne est passée de 7 à 12 tonnes par personne et par an, au détriment de l’intégrité des ressources naturelles (forêts, océans, terres agricoles, ressources minières), du climat et de la biodiversité.

En histoire de l’environnement, cette idée est toute entière contenue dans le concept de “grande accélération”, qui fait référence à l’amplification brutale, depuis le milieu du 20ème siècle, de l’ensemble des activités humaines conduisant à modifier l’environnement : sous l’effet des progrès scientifiques et techniques, les volumes de production et de consommation matérielles inhérentes aux activités humaines ont explosé, et avec eux leurs impacts sur la géologie, l’environnement, le climat et les écosystèmes. 

Steffen, Broadgate, Deutsch, Gaffney and Ludwig, "The trajectory of the Anthropocene : the Great Acceleration" - The Anthropocene Review, 2015

Si nous ne trouvons pas la pédale de frein, cette “grande accélération” risque fort de nous conduire collectivement dans le mur, la Terre n’ayant pas les capacités de produire suffisamment de ressources (ni d’absorber suffisamment de déchets) pour soutenir ad vitam aeternam une activité économique (c’est-à-dire de la production et de la consommation) chaque année plus importante.

 

Le « développement » ne soulage plus l’humain

Au moins pourrait-on espérer que la course au “toujours plus” et au “toujours plus vite” soulage les hommes et porte en elle la promesse d’un bonheur universel. Ce n’est pourtant pas que ce que l’on constate. Bien au contraire, la course à la croissance épuise aussi les individus.

A première vue, les progrès techniques liés à la croissance économique ont permis d’importants gains d’efficacité et de productivité, tout en rendant le travail moins pénible. Le travail des machines se substitue à celui de l’homme, libérant du temps libre tout en produisant autant voire plus. Le simple fait que l’écrasante majorité de la population ne passe pas sa vie aux champs suffit à montrer combien la croissance économique et le progrès technique ont permis le développement des sociétés modernes, du temps libre, des droits sociaux, de l’égalité hommes-femmes, etc. 

Mais quelque chose s’est grippé dans la machine : si la pénibilité physique du travail a indiscutablement diminué, les gains de productivité ne conduisent en revanche plus (ou alors de manière marginale) à une baisse du volume de travail pour les individus. Les gains d’efficacité sont en fait exploités pour produire toujours davantage, dans une folle course à la croissance. C’est ainsi qu’au lieu de tirer profit des avancées technologiques pour instaurer une semaine de travail à 15 heures comme l’avait prophétisé John Maynard Keynes en 1930, la durée du travail hebdomadaire est restée dans le même étiage alors que les gains de productivité ont explosé, notamment avec l’introduction des technologies numériques. L’économie mondialisée, marquée par la mise en compétition mondiale des entreprises et des travailleurs, impose d’innover toujours plus, de s’adapter en permanence à un monde qui change de plus en plus vite, et d’être toujours plus performant. On en arrive à ce paradoxe, souligné par le sociologue allemand Hartmut Rosa : “plus on économise du temps, moins on en a”. Les Daft Punk nous avaient prévenus à l’orée du siècle : 

Work it hard, make it better
Do it faster, makes us stronger
More than ever, hour after hour,
Work is never over

L’anthropologue David Graeber, dans son ouvrage Bullshit Jobs, estime même que de nombreux emplois n’ont désormais d’autre utilité que contrôler, administrer et optimiser toujours davantage la machine économique : “C’est comme si quelqu’un inventait tout un tas d’emplois inutiles pour continuer à nous faire travailler”.

Résultat : on assiste désormais à une véritable explosion de l’épuisement dans les sociétés industrialisées. Les taux de burn-out, de dépression et d'anxiété n'ont jamais été aussi élevés : selon le baromètre annuel Empreinte Humaine (OpinonWay) de 2022, 34% des salariés français sont en burn-out, et parmi eux 13% sont en burn-out « sévère ». Le stress au travail et la pression constante pour atteindre des objectifs de performance en constante progression sont autant de facteurs contribuant à cet épuisement. Quant aux travailleurs victimes de bullshit jobs, s’ils ont la chance d’échapper au burn-out, ils sont en revanche la proie du “brown-out”, c’est-à-dire une perte de motivation et d’estime de soi liée à l’absence de sens dans le travail. Les mêmes dynamiques qui épuisent la planète nous épuisent également : une demande incessante de “plus”, plus vite et plus efficacement.

Mais où est la pédale de frein ?

Face à la surchauffe de la planète et de plus en plus d’humains, il devient urgent de retrouver des rythmes de vie plus doux et de, collectivement, ralentir… 

Pour y arriver, je propose de commencer par déconstruire deux idées : tout d’abord, non, vivre sa vie à fond, ce n’est pas remplir sa vie jusqu’à l’excès ! J’entends parfois cette objection de la part d’amis pour qui “en faire moins, ce serait perdre mon temps”. Mais ralentir, c’est au contraire avoir le temps de déguster et de retrouver de la profondeur dans ce qu’on fait, sans zapper sans cesse d’une activité à l’autre. C’est ce qui permet de faire preuve de discernement et de privilégier ce qui nous rend heureux, ce qui nous fait du bien et ce qui nous rendra fier.

Deuxième idée qui a la vie dure: non, ralentir n’est pas (seulement) une question de choix individuels. Il s’agit bien davantage d’une question collective. Nos systèmes sociaux (vos droits à la retraite, au chômage, etc.) sont basés sur le travail, tout comme une bonne partie de notre statut et de notre identité sociale (pensez donc à la fameuse “valeur travail”). Le système économique mondial repose quant à lui sur la croissance et sur la compétition, donc sur la performance. Dans ce contexte, faire le choix individuel de ralentir peut susciter l’incompréhension, voire générer une forme de marginalisation. Tant qu’il n’y aura pas eu une forme d’adaptation des structures sociales et d’évolution des cultures, ralentir restera l’apanage de quelques privilégiés ou de celles et ceux qui sont suffisamment courageux pour assumer de vivre aux franges de la société.

Une fois déconstruites ces deux idées reçues, quel est le chemin ? Je ne connais malheureusement pas de recette miracle, tout au plus puis-je emprunter à Alain Souchon et à Franquin deux clés de discernement qui peuvent nous guider individuellement et collectivement : 

On nous fait croire / Que le bonheur c’est d’avoir / De l’avoir plein nos armoires /
Dérisions de nous dérisoires car /
Foule sentimentale / On a soif d’idéal
Attirée par les étoiles, les voiles / Que des choses pas commerciales

Source : Alternatives Economiques, 23 juillet 2024

Le poète nous chante une évidence que nous perdons parfois de vue : au-delà d’un certain seuil de consommation nécessaire à la satisfaction des besoins vitaux, ce qui nous épanouit et qui fait le sel de la vie a en général peu à voir avec la consommation… Depuis 1974 et les travaux de l’économiste Richard Easterlin, on sait qu’à partir d’un certain point, il n’existe plus de corrélation claire entre évolution du PIB et bonheur. Une notion confirmée par le prix Nobel d’économie Daniel Kahnemann qui, en 2002, a évalué que le bien-être émotionnel des individus n’augmentait plus au-delà d’un revenu d’environ 5000$ par mois.

Apprendre à ralentir, c’est donc commencer par apprendre à renoncer aux sirènes de l’hyperconsommation et redonner de la valeur à l'expérience vécue. Renouer avec les splendeurs de la nature, avec la beauté de la nuit ou des étoiles, chavirer aux mots d’un poète ou dans les yeux d’une personne aimée, vibrer de l’éternité d’un instant de contemplation ou d’une conversation passionnée : ces moments ne nécessitent ni pouvoir d’achat démesuré, ni technologies avancées, ni d’être mérités par un travail acharné. Ils nous procurent, à nous humains, pourtant plus d’émotions que la plupart des gadgets dernier cri que nous trimons pour nous offrir.

Enfin, il nous faut retrouver l'idée que ne rien faire vaut souvent mieux que de faire n'importe quoi !Quels sont les jobs qui justifient vraiment le coût humain, psychologique ou environnemental qu’ils génèrent ? Dans le système économique tel qu’il est, quelle part de l’activité est réellement utile au progrès de l’humanité et à la préservation de l’intérêt commun, et quelle part sert essentiellement à nourrir une croissance qui n’a d’autre but qu’elle-même en créant des besoins factices ? De quelles activités peut-on se passer, à la fois pour se reposer davantage et pour préserver les ressources planétaires ? Et de quoi serons-nous fiers, dans quelques décennies ?

Finalement, Gaston Lagaffe avait peut-être raison : si le job que vous apprêtez à faire ne vaut pas que vous réveilliez un chat qui sommeille sur vos genoux, peut-être vaut-il mieux vous relaxer et prolonger votre sieste avec votre compagnon à poils !

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